Des règles nationales vont être adoptées pour encadrer les compensations versées aux populations déplacées par les projets miniers.
Dans la région de Boké, le boom de la bauxite qui a propulsé en quelques années la Guinée au rang de troisième producteur mondial, derrière l’Australie et la Chine, ne fait plus rêver. La ruée vers le minerai rouge a viré à la désillusion pour nombre de paysans dont les terres ont été réquisitionnées afin de faire de la place aux compagnies minières. Ils seraient environ 15 000 à avoir fait les frais de relocalisations, et 100 000 sont potentiellement concernés par les projets qui devraient voir le jour d’ici trois ans. De nouvelles mines de bauxite, mais aussi des barrages, des lignes à haute tension… Autant d’infrastructures censées transformer ce pays parmi les plus pauvres d’Afrique, mais qui, localement, inquiètent.
Ce développement à marche forcée se heurte désormais à une franche hostilité de la population. Depuis les premières émeutes de Boké, en 2017, les protestations n’ont pas cessé. Au point de contraindre le gouvernement à tenter de mettre un peu d’ordre dans ce Far West où chacun a fixé ses propres règles. « Chaque entreprise en fait à sa tête. Cela a donné du bon et du moins bon. Cela a créé de la frustration et du mécontentement, jusqu’à bloquer certains chantiers », admet Cécé Noramou, fonctionnaire au ministère des mines et coordonnateur du comité interministériel chargé d’élaborer un « cadre national pour l’acquisition des terres et la relocalisation ».
La percée d’une société qui, il y a cinq ans, n’existait pas, donne la mesure de la compétition qui se joue sur les plateaux de l’ouest de la Guinée, où sont concentrées les plus importantes réserves mondiales de bauxite, cette roche essentielle à la fabrication de l’aluminium. La Société minière de Boké (SMB), un consortium franco-sino-singapourien, a produit 40 millions de tonnes de bauxite en 2018, se plaçant très loin devant les acteurs historiques comme la Compagnie des bauxites de Guinée (CBG), détenue à 49 % par l’Etat. L’intégralité a été exportée vers la Chine et la SMB ne compte pas s’arrêter là. La société vient d’inaugurer en présence du chef de l’Etat, Alpha Condé, les travaux d’une ligne de chemin de fer de 135 km qui reliera le port de Boké aux nouveaux gisements de Santou, à l’ouest.
Selon Jim Wormington, chercheur à Human Rights Watch et auteur d’un rapport accablant sur le secteur de la bauxite en Guinée publié en octobre 2018, « le flou de la loi guinéenne dans le domaine foncier est précisément la faille qu’exploitent les entreprises pour s’installer sans trop s’embarrasser du sort des communautés » :
« Dans les campagnes guinéennes, comme dans la plupart des pays d’Afrique, la propriété de la terre est régie par le droit coutumier et très peu de paysans ont des titres fonciers, il est donc facile pour les sociétés minières de dire que la terre appartient à l’Etat. Tout le monde veut aller vite, les entreprises, l’Etat… et il est plus facile de verser une indemnité à un paysan que de lui fournir une autre terre. Dans une économie de subsistance où l’agriculture occupe 80 % de la population, cela devrait pourtant être la solution recherchée, car une fois l’indemnité dépensée, les paysans se retrouvent plus pauvres qu’ils ne l’étaient auparavant. »
Le 5 mars, le gouvernement a mis sur la table une première version du « cadre national pour l’acquisition des terres et la relocalisation ». Le texte de 120 pages a été rédigé par le cabinet de conseil sud-africain SRK et financé par l’agence allemande de coopération GIZ. La rapidité avec laquelle il a été élaboré est cependant dénoncée par les organisations locales de la société civile, et plus encore la perspective de le voir validé par décret d’ici un mois, sans réelle négociation ni discussion par les élus du Parlement.
« Nous devons aller vite. La réalisation des grands projets est une urgence », plaide Cécé Noramou, promettant qu’une fois le texte adopté, « des ateliers seront organisés sur tout le territoire pour expliquer leurs droits aux communautés ». La référence aux normes de la Société financière internationale (IFC, filiale de la Banque mondiale chargée de financer le secteur privé) et de l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) pour encadrer le calcul des compensations constitue, selon lui, une bonne garantie de voir la situation s’améliorer.
Mais ce cadre national sera-t-il réellement contraignant pour les entreprises, alors qu’il se présente comme un simple « guide pour la gestion des déplacements physiques et économiques involontaires » ? « Le fait qu’un pays comme la Guinée, possédant les plus grandes réserves connues de bauxite, n’ait pas de normes nationales est déconcertant », explique Pascal Tenguiano, coordinateur du collectif d’ONG qui réclame une prolongation des discussions d’au minimum six mois. Pour lui, « la pratique a jusque-là consisté à ne presque jamais remplacer les terres prises aux communautés ».
Ce juriste, par ailleurs directeur du Centre du commerce international pour le développement (Cecide), déplore l’absence d’un mécanisme de consultation permettant de recueillir de manière libre et informée l’avis de populations en majorité analphabètes. Il pointe également des lacunes en matière de recours juridique pour les communautés spoliées et de contrôle des engagements pris par les entreprises.
Signe de cette colère qui monte, treize villages ont décidé, en mars, de porter plainte contre l’IFC pour le prêt accordé à la CBG. Les 135 millions de dollars (environ 120 millions d’euros) ont servi à financer « des accaparements de terre, la destruction de leur environnement et de leurs moyens de subsistance », font valoir les plaignants. Lamarana Mamadou Bah, un agriculteur de 28 ans de Hamdallaye, à 30 km au nord-est de Boké, a du mal à s’interrompre lorsqu’il commence à raconter ce que lui et ses proches endurent depuis plusieurs années :
« Notre village était le centre de toutes les terres environnantes. Maintenant nous sommes coupés de tout. Les installations de la CBG sont à 200 mètres. Nos forêts ont été détruites les unes après les autres. Les sources sont taries et voilà trois ans que nous n’avons pas pu cultiver. Les jeunes partent pour trouver du travail en ville. »
Lamarana Mamadou Bah n’imaginait pas qu’il devrait un jour quitter Hamdallaye, puis il a fini par s’y résoudre :
« L’expert canadien de la CBG nous a promis tellement de choses. Il est devenu le dieu de notre village. Mais il est parti et la compagnie nous dit que tout ce qu’il avait promis est impossible. Depuis deux ans, on nous interdit de planter des arbres ou de construire de nouvelles cases, car ils devraient être pris en compte dans le calcul des compensations au moment de notre relocalisation. »
Aujourd’hui, même cette perspective est improbable : « La compagnie a proposé de déplacer notre village à 2 km, sur un ancien site d’exploitation qui n’a pas été réhabilité. Ce
ne sont pas des humains. » Si les mots de Lamarana Mamadou Bah sont durs, sa vie aussi l’est devenue.
Laurence Caramel, lemonde.fr
Le 4 avril 2019
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