Au Sénégal, 350 détenus libérés pour calmer le jeu politique

Depuis l’annonce, le 3 février, du report de l’élection présidentielle, le pouvoir sénégalais tente des gestes d’apaisement. Le dialogue sollicité par Macky Sall est cependant rejeté par la majeure partie de la classe politique.

 

Entouré de son cousin et de sa tante, Babacar Badji, 28 ans, savoure sa première semaine de liberté après neuf mois de prison. Depuis vendredi 16 février, il est de retour dans la maison familiale du quartier HLM Grand Yoff de Dakar, la capitale sénégalaise, où il avait été interpellé dans la soirée du 15 mai 2023, la veille d’une comparution pour viols de l’opposant Ousmane Sonko. « J’étais sorti rendre visite à un ami, les gendarmes m’ont reproché d’avoir participé à des manifestations dans un quartier voisin », se défend cet étudiant en droit, placé sous mandat de dépôt pour trouble à l’ordre public et participation à une manifestation non autorisée, après trois jours de garde à vue.

 

Jamais entendu sur le fond par un juge d’instruction, il a finalement fait partie des 350 détenus, libérés à partir du 15 février. Tous avaient été arrêtés lors des violentes manifestations qui ont secoué le Sénégal entre mars 2021 et juin 2023. Selon la ministre de la Justice, Aïssata Tall Sall, 272 autres détenus attendent encore de bénéficier de la même mesure d’élargissement. Vendredi 23 février, quelques nouveaux prisonniers sont sortis « au compte-goutte » dans les régions de Thiès et Tambacounda, selon Abdoulaye Tall, l’avocat de nombre d’entre eux et membre des Patriotes africains du Sénégal pour le travail, l’éthique et la fraternité, parti d’opposition dissous en juillet par les autorités.

 

Ces libérations interviennent alors que les autorités tentent d’apaiser le climat politique, raidi par l’annonce le 3 février du chef de l’Etat, Macky Sall, de reporter l’élection présidentielle qui devait se tenir le 25 du même mois. Sa décision a été invalidée dix jours plus tard par le conseil constitutionnel, mais depuis le président n’a pas fixé de nouvelle date de scrutin comme le lui ont demandé les sept sages. A la place, il appelle à des « concertations nationales », qui doivent s’ouvrir lundi 26 au Centre international de conférences Abdou-Diouf de Diamnadio, qu’une grande partie de la classe politique et de la société civile a déjà refusé.

 

« Ce sont des détenus politiques »

 

« J’ai indiqué à mon gouvernement la nécessité de dispositions pour faciliter la libération d’un certain nombre de détenus et même aller au-delà car le pays a besoin de pardon, de réconciliation et de traverser cette période dans la paix et la stabilité », avait déclaré le président Macky Sall le 22 février lors d’une interview avec plusieurs médias sénégalais, pour signifier sa bonne volonté. Autre geste de décrispation des autorités : l’annonce d’une reprise lundi des enseignements en présentiel à l’université Cheikh Anta Diop de Dakar. Ils avaient été arrêtés en juin après des violences consécutives à la condamnation à deux ans de prison d’Ousmane Sonko.

 

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« Mais la libération des détenus ne doit pas être l’objet de négociations avec le président Macky Sall qui veut faire valoir son dialogue », prévient Pape Fara, vice-coordinateur du collectif des détenus politiques, qui considère que toutes ces arrestations ont été arbitraires. « Actes ou manœuvre de nature à compromettre la sécurité publique », « participation à une manifestation non déclarée », « appel à l’insurrection », « participation à un attroupement non armé » sont les chefs d’inculpations les plus fréquemment retenus selon les conseils des prévenus. « Certains ont été arrêtés lors de manifestations ou après des propos tenus sur les réseaux sociaux. Ce sont des détenus politiques », estime cependant Maître Moussa Sarr, l’avocat d’une trentaine de détenus libérés. Parmi eux, Aliou Sané, le coordonnateur du mouvement Y’en a marre, Djamil Sané, le maire de la commune des Parcelles Assainies en banlieue de Dakar ou Oustaz Asssane Seck, un prêcheur de la télévision privée SenTV.

 

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Le ministère de la justice rejette ces accusations d’une justice sous tutelle et parle de libération au cas par cas suivant des critères qui respectent le code de procédure pénale. « Soit les troubles à l’ordre public ont stoppé, soit la personne a des garanties de représentation soit il y a l’absence de risque de réitération des faits », explique Ibrahima Faye, conseiller technique du garde des sceaux. C’est donc la ministre de la Justice qui a demandé aux procureurs d’effectuer des réquisitions pour la libération de certains détenus auprès des juges d’instruction, chargés de trancher. « J’ai plaidé ces mêmes critères depuis dix ou douze mois pour demander la libération provisoire de mes clients mais cela a toujours été refusé. Ils ont donc été libérés pour des raisons politiques », rétorque Maître Sarr.

 

Loi d’amnistie

C’est notamment le cas de son client, le rappeur et activiste Mor Talla Guèye, de son nom d’artiste Nitdoff, interpellé le 17 novembre 2023 pour « diffusion de fausse nouvelle » et « menace de mort » après des propos tenus dans une vidéo diffusée en direct sur ses réseaux sociaux. Proche d’Ousmane Sonko, l’artiste n’hésite pas à manifester ses opinions les plus véhémentes. « Personne ne peut m’empêcher de m’exprimer. Nous sommes censés être dans un pays de droit où nous sommes protégés par la justice mais ce n’est pas le cas », dénonce le rappeur, auteur de la chanson Badoola (« Ingrat » en wolof), adressée à Macky Sall, sortie pendant sa garde à vue.

 

Quelle que soit leur ampleur, Pape Fara, du collectif des détenus politiques, n’est pas totalement satisfait par ces libérations. « Beaucoup de détenus doivent encore bénéficier de la liberté provisoire et nous constatons un ralentissement » s’inquiète le militant, qui ajoute que ces libérations ne sont que provisoires et que la justice peut saisir les individus à tout moment. « Il faut une libération totale ou qu’ils aillent à un procès pour que justice soit faite », insiste-t-il.

 

Le président Macky Sall a proposé une loi d’amnistie sans en évoquer les détails. Un projet rejeté d’emblée par le collectif des détenus qui craint que cette loi vise avant tout à préserver de toute procédure les forces de l’ordre, qu’il considère comme les responsables de la quarantaine de personnes tuées lors de manifestations depuis mars 2021. Samedi, les rassemblements à Dakar de protestation comme de soutien au président Macky Sall, autorisés cette fois, se sont déroulés sans heurts.

 

 

Lemonde.fr : Par Théa Ollivier ( Dakar, correspondance)

Le 25 février 2024

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